Lausanne, Bibliothèque Cantonale et Universitaire - Lausanne, U 964
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Roulin Alfred, "La Bible Porta" dans: Mélanges Charles Gillard, F. Rouge, Lausanne 1944, p. 180-186.

Titre du manuscrit: La Bible Porta
Origine: France
Période: second quart du XIIIe siècle
Support: [Parchemin]
Volume: [VI + 522 + VI ff.]
Décoration: Quant au manuscrit, d'une calligraphie très soignée, il est orné d'une illustration très riche comportant 337 enluminures. Un peu moins de la moitié sont de grandes lettres ornées dont l'or s'est admirablement conservé, mais qui sont presque toutes dans le style traditionnel. Les autres sont de petites illustrations marginales, sans or ni encadrement, d'un style tout à fait original, d'une fraîcheur d'invention et de naturel qui permettent de ranger ce manuscrit parmi les plus beaux que nous ait laissés le moyen âge français.
Sommaire:
On n'ignore pas généralement que la Bibliothèque cantonale vaudoise possède une Bible enluminée d'une beauté exceptionnelle (Note: Ms. U 964 de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne), dont l'exécution date de l'époque du roi Saint Louis. Le texte, qui est sans lacune, est cette version latine de saint Jérôme, qui a été révisée à Paris dans le second quart du XIIIe siècle (Note: Voir S. Berger, Les préfaces jointes aux livres de la Bible dans les ms. de la Vulgate, p. 28. (Extr. des mémoires présentés par divers savants à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Première série, t. XI, 2e partie.) Paris, Imprimerie nationale, 1902.) et qui a reçu le nom de « Bible parisienne ».
Provenance du manuscrit:
Nous n'avons pas entièrement dissipé le mystère de la provenance de ce manuscrit. Nous savons qu'en janvier 1802 il était encore en Italie, où il fut restauré et relié par le relieur milanais Julio Luppi, mais nous ignorons à qui il appartenait alors et par quelles voies il parvint entre les mains du libraire Mourer. Et nous ne savons pas davantage comment ni à quelle époque passa en Italie ce manuscrit contemporain de Saint Louis et qui paraît bien être l'oeuvre de calligraphes et d'enlumineurs de la région de l'Ile-de-France. Mais peut-être une étude plus approfondie de ce manuscrit peu connu nous permettra-t-elle de répondre à quelques unes de ces questions et de montrer pour quelles raisons notre Bible Porta peut être considérée comme l'un des plus beaux manuscrits enluminés du XIIIe siècle et comme l'un des plus originaux.
Acquisition du manuscrit:
Tout cela était plus ou moins connu, et notre Bible n'avait pas échappé aux investigations que fit Samuel Berger pour son Histoire de la Vulgate (Note: P. 76, 87, 384.). Mais on ne savait rien de précis sur la provenance du chef-d'œuvre. Depuis un siècle environ et jusque tout récemment, personne ne pouvait dire dans quelles circonstances, ni à quelle date, ni de quelles mains la Bibliothèque cantonale vaudoise avait acquis ce manuscrit.
On racontait « qu'une femme inconnue, et qui n'est jamais revenue pour se faire payer, avait offert cette Bible à l'Académie, qui l'avait déposée à la Bibliothèque ». Tout ce que l'on pouvait dire de sûr, c'est que ce manuscrit y était entré entre 1812 et 1829. (Note: Dupraz, La Bibliothèque cantonale et universitaire à Lausanne. Notice historique, Lausanne 1905, p. 32, et Eug. Mottaz, D. H. V., art. Bibliothèques, p. 225.)
Ch.-Ph. Dumont, qui y exerça, comme on sait, pendant cinquante ans les fonctions de sous-bibliothécaire, puis de bibliothécaire, et dont les travaux généalogiques et héraldiques sont encore appréciés, n'était guère mieux renseigné. Voici ce qu'il écrit dans une lettre du 8 mai 1891 adressée sans doute au bibliothécaire d'alors, le colonel Borgeaud : « Il est certain que toutes les recherches faites dans les registres et les archives académiques ont été jusqu'à présent complètement infructueuses, aucune inscription de cette Bible n'est mentionnée ». Mais il ajoutait qu'en l'absence de documents, il croyait devoir admettre comme vrai le récit qu'il tenait du professeur Dufournet, longtemps bibliothécaire en chef de l'Académie. Le voici :

« Dans les premières années de ce siècle, écrit-il, un M. Porta rapporta d'un voyage en Italie cette même Bible, comptant la revendre avantageusement à l'Académie de Lausanne. Celle-ci ne se trouva pas en mesure de payer le prix demandé. M. Porta, fort embarrassé, ne voulut pas garder chez lui un manuscrit aussi précieux, le crut plus en sécurité en le déposant à la Bibliothèque académique.
Pendant plus de vingt ans, ce dépôt demeura complètement ignoré du public et ne fut point réclamé par la famille Porta.
Vers 1823, M. le professeur Monnard, devenu bibliothécaire en chef de l'Académie, se crut autorisé par un aussi long silence à considérer le manuscrit de la Bible de saint Jérôme comme propriété académique. En conséquence, il l'inscrivit dans le catalogue qu'il était alors appelé à publier. »

Il n'est pas trop surprenant que César Dufournet, qui, sauf erreur, ne professa à l'Académie qu'à partir de 1821 et qui ne devint bibliothécaire en chef qu'en 1837, n'ait pas été très exactement renseigné sur la provenance de ce très précieux manuscrit acquis entre 1812 et 1829. Mais on est en droit de s'étonner qu'un bibliothécaire aussi érudit et aussi informé que Ch.-Ph. Dumont ait pu affirmer qu'« aucune inscription de cette Bible n'est mentionnée » dans les registres et les archives académiques.
Il nous a suffi en effet de quelques heures de recherches pour trouver la trace de cette Bible d'abord dans les comptes du bibliothécaire en chef de 1809-1810 et de 1812, puis dans les Actes de la Commission pour la Bibliothèque académique de 1810, et surtout dans les Actes académiques de 1810 à 1812, où se trouvent tous les éclaircissements désirables. Voici en effet ce qu'on lit dans le procès-verbal d'une séance, qui eut lieu à la fin de mai ou tout au début de juin 1810, de la Commission pour la Bibliothèque académique (Note: ARCH. CANT. VAUD., Bdd 57, p. 218.) :
« M. le Recteur (Note: Le professeur Ph. Dutoit.) propose de la part de M. le ministre Chavannes-Porta (Note: Jean-Antoine-François Chavannes-Porta (1777-1864).) de remettre à notre Bibliothèque la belle Bible manuscrite que son beau-frère Marc Porta (Note: Théodore-Marc-Louis Porta, avocat (1783-1825).) avait inconsidérément achetée du libraire Mourer (Note: Sur le libraire Jean Mourer, voir Rev. Hist. Vaud., 1922, p. 307, art. de G.-A. Bridel.) au prix de 1400 francs de Suisse, et il ajoute les conditions suivantes. Cette Bible serait déposée dans la Bibliothèque pour la somme de £ 200 et elle y resterait en nantissement pendant deux ans. Ce terme écoulé, si l'on pouvait tirer un meilleur parti de cette Bible, on restituerait les £ 200 avec l'intérêt au 5%. Dans le cas contraire l'ouvrage resterait en toute propriété à la Bibliothèque sans augmentation de prix. - Cette proposition sera portée en Académie. »
Et en effet, dans sa séance du 5 juin, l'Académie délibéra à ce sujet (Note: ARCH. CANT. VAUD., Actes académiques, Bdd 5114, p. 3.) :
« M. Chavannes-Porta ayant offert à la Commission de la Bibliothèque le manuscrit d'une Bible en nantissement de la somme de £ 200, dont il demande l'emprunt pour deux ans, sous conditions que le dit manuscrit restera à la Bibliothèque en propriété si le rembours des £ 200 n'est pas exécuté, la Commission ne croyant pas la chose de sa compétence, en fait rapport à l'Académie, et la compagnie ayant sous les yeux la dite Bible a cru que c'était un objet de Bibliothèque à conserver dans la sienne, qui est dépourvue de richesses de ce genre. Elle autorise la commission à en passer un contract avec Mr. Chavannes-Porta qui en a fait la proposition. La dite Bible sera placée en lieu sûr, sans pouvoir être communiquée, afin de prévenir toute espèce de dégât. (Note: L'objet de cette délibération est rappelé au Répertoire du Registre des Acta sous la rubrique : Chavannes, Jean-Antoine-François, Bible manuscrite donnée en nantissement pour la somme de deux cents francs.) »
Dès le lendemain 6 juin 1810, M. le bibliothécaire en chef avait donné suite à la décision de l'Académie. A cette date il porte dans ses comptes pour l'année 1809-1810, la mention suivante (Note: Archives de la Bibliothèque cantonale et universitaire.) :
« [Livré] à Mr. Chavannes-Porta, ensuite d'une délibération académique sur une Bible manuscrite sur vélin pour deux ans £ 200. »
Cette précieuse Bible manuscrite était entrée provisoirement à la Bibliothèque académique. Qu'allait-on faire pour l'acquérir définitivement?
Au bout d'un an et demi, la Bible Porta fait de nouveau l'objet des délibérations de l'Académie. Dans sa séance du 12 novembre 1811 (Note: ARCH. CANT. VAUD., Bdd 5114, p. 145.), « on lit une lettre de M. l'av[oca]t Louis Porta, en date du 11 9bre 1811, par laquelle il offre de rendre la somme de deux cents francs avec intérêt et rate pour retirer la Bible, ancien manuscrit, qu'il a remise pour sureté de dite somme; ou à céder la dite Bible dès ce moment en toute propriété à la Bibliothèque académique, moyennant encore une somme de deux cents francs en sus des deux cents autres qu'il a déjà reçus ».
« L'Académie, avant de répondre à cette proposition, prie M. le Bibliothécaire en chef [le professeur A. Leresche] d'examiner avec soin ce manuscrit et de s'associer pour cela, s'il le juge nécessaire, une personne qu'il croit propre à le seconder dans cet examen. – Sur le rapport de Mr. le Bibliothécaire, l'Académie prendra une décision. »
Peut-être le rapport de M. le professeur Leresche, qui était alors bibliothécaire en chef, ne fut-il pas très enthousiaste. Ce qui est sûr, c'est que la proposition de l'avocat Porta ne fut pas acceptée. On lit en effet dans le procès-verbal de la séance de l'Académie du 26 novembre 1811 (Note: ARCH. CANT. VAUD., Bdd 5114, p. 148.) :
« On délibère de nouveau sur la proposition de Mr. Porta relative à son manuscrit de la Bible et l'on décide que l'Académie ne pouvant consacrer une somme considérable pour un objet plutôt curieux qu'utile, offrira à Mr. Porta £ 240 de ce manuscrit ; si du moins Mr. Porta ne croit pas faire un sacrifice en le cédant à ce prix. »
Mais six mois plus tard le professeur Dav. Secretan avait succédé à A. Leresche en qualité de bibliothécaire en chef. Il sut sans doute mieux que son prédécesseur apprécier la valeur de ce magnifique manuscrit et faire comprendre à ses collègues de l'Académie quelle erreur irréparable elle allait commettre en n'acceptant pas les propositions de l'avocat Porta. Il n'eut, semble-t-il, pas trop de peine à leur faire reconnaître combien ses exigences étaient modestes et l'occasion favorable. Dans sa séance du 30 juin 1812, en effet, l'Académie acceptait le prix demandé par l'avocat Louis Porta.
« M. le Bibliothécaire en chef Secretan – dit le procès-verbal (Note: ARCH. CANT. VAUD., Bdd 5114, p. 215.) – ayant fait à l'Académie la proposition de s'assurer la propriété du manuscrit de la Bible que la Bibliothèque a reçu de M. l'avocat Porta contre son billet de £ 200, dont le terme de deux ans est expiré au 2 juin 1812, en lui offrant quelque chose en sus du dit billet et des intérêts échus, l'Académie délibère que pour ne pas priver Mr. Porta du prix plus élevé qu'il pourrait peut-être en retirer ailleurs, elle lui laisse encore pour une année la faculté de chercher à le vendre plus avantageusement, et qu'au bout de cette troisième année, elle porterait à £ 300 le prix qu'elle lui en délivrerait y compris le dit billet et les intérêts. »
Non seulement l'Académie acceptait, en les réduisant un peu, les propositions de l'avocat Porta, mais elle lui accordait encore un délai d'un an pour qu'il pût essayer d'en tirer un meilleur prix. D'ailleurs moins de trois mois plus tard, renonçant au délai qu'on lui avait fait obtenir, l'avocat Porta acceptait définitivernent l'offre de l'Académie qui conclut l'affaire dans sa séance du 16 septembre 1812 :
« L'Académie - dit le procès-verbal (Note: ARCH. CANT. VAUD., Bdd 5114, p. 243.) - ayant porté, par son délibéré du 30 juin 1812, à la somme de £ 300 ce qu'elle pourrait donner pour s'assurer la propriété du manuscrit de la Bible que la Bibliothèque a reçu de Mr. l'Avocat Porta, et cela y compris son billet de £ 200 et les intérêts, Mr. l'Avocat Porta prie qu'on n'escompte pas les intérêts, vu que l'Académie a jouit (sic) du manuscrit pendant les deux ans qui viennent de s'écouler, et annonce que dans ce cas il accepte la somme de £ 300 pour la vente de son manuscrit. – L'Académie consent à cette offre. »
Et le lendemain, ou peu de jours après (Note: La date du 12 septembre 1812 donnée par les Comptes est sans doute inexacte puisqu'elle est antérieure à la délibération de l'Académie.), M. Porta recevait du boursier de la Bibliothèque académique la somme convenue. Voici la mention de cette opération dans ses comptes pour l'année 1812 :
« [Livré] à Monsieur l'Avocat Porta pour le manuscrit de la Vulgate qu'il a remis à la Bibliothèque en sus des 200 £ déjà livrés, par délibération académique. Voyés les livrances au 6 juin 1810. £ 100. »
Voilà donc éclaircies les circonstances dans lesquelles ce chef-d'oeuvre de calligraphie et d'enluminure a été acquis par la Bibliothèque de Lausanne. Entré à la Bibliothèque avant le 5 juin 1810, il ne devint sa propriété qu'en septembre 1812 moyennant la somme de 300 livres, soit un peu moins de 1000 francs de notre monnaie actuelle. Et cet éclaircissement nous a permis de le baptiser « Bible Porta », du nom de son avant-dernier possesseur.